Le prince Moulay Hicham: "Le Maroc ne fera probablement pas exception"

Le prince Moulay Hicham (46 ans), troisi¨¨me dans la ligne de succession au tr?ne alaouite, se penche sur les r¨¦voltes qui secouent le monde arabe depuis fin d¨¦cembre. Il pr¨¦voit que, d'une fa?on ou d'une autre, le Maroc n'y ¨¦chappera pas. Moulay Hicham, qui a ¨¦crit de nombreux articles sur le monde arabe et parraine un centre de recherches sur cette r¨¦gion ¨¤ l'Universit¨¦ de Princeton, entretien des rapports conflictuels avec son cousin germain, le Roi Mohamed VI du Maroc.

Question. Est-ce que 2011 sera pour le monde arabe ce que fut 1989 pour le communisme ?

R¨¦ponse. Le cours de l'histoire a d¨¦j¨¤ chang¨¦ avec le renversement du r¨¦gime de Ben Ali et quelle que soit l'issue de la crise ¨¦gyptienne, il est ¨¦vident que l'ancien r¨¦gime ne saurait ¨ºtre pr¨¦serv¨¦ en l'¨¦tat. Il faut donc conjuguer le changement au pr¨¦sent et pas au futur. Par ailleurs, le mur qui rendait impossible le soul¨¨vement populaire ¨¦tait le mur de la peur, ¨¦rig¨¦ dans la t¨ºte de chacun. Il se trouve que ce mur-ci s'est ¨¦croul¨¦, ce qui a donn¨¦ naissance ¨¤ des mouvements de contestation d¨¦mocratique dans le monde arabe. A vrai dire, la crise que connaissent les pouvoirs autoritaires pouvait ¨ºtre devin¨¦e depuis longtemps. Seulement, jusqu'aux derniers ¨¦v¨¨nements, elle ne se traduisait que par un malaise profond. La nouveaut¨¦ est dans le d¨¦clic qui a caus¨¦ des ¨¦ruptions et s'exprime par une lame de fond dans toute la r¨¦gion.

Q. Ces r¨¦volutions tunisienne, ¨¦gyptienne n'ont pas grand-chose ¨¤ voir avec ce que nous avons connu jusqu'¨¤ pr¨¦sent dans le monde arabe.

R. C'est une rupture avec les sch¨¦mas pr¨¦c¨¦dents qui guidaient les mouvements de contestation dans le monde arabe depuis plus de deux d¨¦cennies: le conflit isra¨¦lo-arabe n'est plus au coeur des nouveaux mouvements de d¨¦mocratisation, l'islamisme radical ne les inspire en rien. Mieux encore, l'acte fondateur de la r¨¦volution Jasmin en Tunisie a ¨¦t¨¦ l'immolation d'un jeune dipl?m¨¦-ch?meur, ce qui n'a aucun caract¨¨re religieux. Les nouveaux mouvements ne sont plus marqu¨¦s par les anciens antagonismes comme l'anti-imp¨¦rialisme, l'anti-colonialisme ou l'anti-s¨¦cularisme. Les manifestations de Tunis et du Caire ont ¨¦t¨¦ d¨¦pourvues de tout symbolisme religieux. C'est une rupture g¨¦n¨¦rationnelle qui r¨¦fute la th¨¨se de l'exceptionnalisme arabe. De plus, ce sont les nouvelles technologies de communication de l'internet qui animent ces mouvements. Ceux-ci proposent une nouvelle version de la soci¨¦t¨¦ civile o¨´ le refus de l'autoritarisme va de pair avec le rejet de la corruption. Ces mouvements sont nationalistes et non-autoritaires ¨¤ la fois, ils sont pan-arabistes selon un nouveau mod¨¨le, en rupture avec la version anti-d¨¦mocratique qui a s¨¦vi par le pass¨¦.

Q. Quelles le?ons tirer pour le Maroc et pour l'ensemble du Maghreb ?

R. Le Maroc n'est pas encore touch¨¦ mais il ne faut pas se leurrer sur ce fait: pratiquement tous les syst¨¨mes autoritaires vont ¨ºtre atteints par la vague de contestation et le Maroc ne fera probablement pas exception. Reste ¨¤ savoir si cela se traduira par une contestation purement sociale ou par une revendication politique au sein des formations politiques en place, celles-ci ¨¦tant enhardies par les r¨¦cents ¨¦v¨¦nements. De toutes mani¨¨res, il vaudrait mieux pr¨¦venir que gu¨¦rir, proc¨¦der ¨¤ l'ouverture bien avant que la vague de contestation ne d¨¦ferle, plut?t qu'apr¨¨s. Il sera ainsi possible de pr¨¦server une certaine marge de manoeuvre. Sinon la crise rendra beaucoup plus malais¨¦ le changement politique. C'est loin d'¨ºtre un pari gagn¨¦ car la dynamique de lib¨¦ralisation politique lanc¨¦e depuis la fin des ann¨¦es 90 s'est largement essouffl¨¦e. De ce fait redynamiser la sc¨¨ne politique marocaine dans ce contexte r¨¦gional sans tomber dans la radicalisation sera un d¨¦fi majeur.

Q. En quoi le Maroc ressemble-t-il a su voisin tunisien ?

R. Par rapport ¨¤ la Tunisie, il est vrai que le Maroc pr¨¦sente davantage de m¨¦diation sociale entre le pouvoir politique et les masses mais ces m¨¦diations sont s¨¦rieusement d¨¦cr¨¦dibilis¨¦es et le jeu institutionnel qui les relie est largement verrouill¨¦. La tr¨¨s faible participation aux derni¨¨res ¨¦lections l'a clairement d¨¦montr¨¦. Par ailleurs, le Maroc, du fait de ses dimensions, pr¨¦sente des diff¨¦rences notables avec la Tunisie : sa population est plus diversifi¨¦e, son ancrage dans l'histoire est beaucoup plus ancien et la diff¨¦rentiation sociale est plus grande et plus vari¨¦e. N¨¦anmoins, le foss¨¦ entre classes sociales sape la l¨¦gitimit¨¦ du syst¨¨me politique et ¨¦conomique. Les diverses formes de client¨¦lisme dans l'appareil d'Etat mettent en p¨¦ril sa survie. Enfin, si la majorit¨¦ des acteurs politiques reconnaissent la monarchie, il n'en demeure pas moins vrai qu'ils sont m¨¦contents de la vaste concentration du pouvoir dans l'ex¨¦cutif. Les nouveaux mouvements sociaux en Tunisie, au Y¨¦men, en Jordanie, en Alg¨¦rie et en Egypte ont mis en ¨¦vidence la dignit¨¦ du citoyen comme ¨¦tant au centre du politique. Ind¨¦pendamment des qualit¨¦s humaines de l'individu, et m¨ºme s'il s'agit d'un monarque ¨¦clair¨¦, l'¨¦tendue du pouvoir monarchique depuis l'ind¨¦pendance est incompatible de fait avec cette nouvelle dimension. Et la dignit¨¦ du citoyen est devenue aujourd'hui fondamentale.

Q. Vous ¨ºtes depuis toujours un observateur du monde arabe. Vos conseils sont-ils demand¨¦s ¨¤ Rabat en cette p¨¦riode de turbulences ?

R. Aucune partie, officielle ou officieuse, au Maroc ne m'a demand¨¦ mon avis. Le pays regorge d'intelligences et de ressources intellectuelles et politiques. Quant ¨¤ moi, je compte pr¨¦server mon autonomie intellectuelle. Du reste, j'ai mes propres obligations dans le cadre de diverses institutions internationales et mon propre travail.

Q. L'Europe craint l'instabilit¨¦ sur sa rive sud, une pouss¨¦e de l'islamisme, une augmentation de l'¨¦migration clandestine etc.

R. Ce n'est pas l'Europe qui est d¨¦terminante, pour une fois, ni l'Occident. Ces mouvements ont pris de court des r¨¦gimes cajol¨¦s par l'Occident et, en particulier, en Afrique du Nord, par la France. C'est peut-¨ºtre pour la premi¨¨re fois depuis l'¨¨re coloniale que le monde arabe s'autod¨¦termine, fait ses propres choix et se donne les moyens de sa d¨¦mocratisation par des manifestations de rue qui n'ont pas ¨¦t¨¦ soutenues par l'Occident. Quant ¨¤ l'Europe et plus globalement, le monde occidental, il doit se r¨¦veiller, arr¨ºter de soutenir des dictatures non-viables et tout faire pour appuyer des mouvements qui visent le changement pluraliste dans la r¨¦gion. Il faut aussi sortir de la dichotomie manich¨¦enne, encourag¨¦e par les r¨¦gimes arabes, qui consiste ¨¤ faire peur au nom de l'islamisme pour pr¨¦server le statu quo. Dans les nouveaux mouvements sociaux, la religion ne joue aucun r?le majeur. C'est plut?t une nouvelle g¨¦n¨¦ration s¨¦cularis¨¦e qui revendique sa libert¨¦ et sa dignit¨¦ de citoyen face ¨¤ des r¨¦gimes qui agissent ¨¤ l'encontre des droits de l'homme et du citoyen. Cela ne signifie pas pour autant que l'islam politique va jouer aucun r?le dans l'avenir des soci¨¦t¨¦s en voie de d¨¦mocratisation. Il sera un ¨¦l¨¦ment parmi d'autres dans l'¨¦chiquier politique. Le probl¨¨me majeur de ces mouvements n'est pas aujourd'hui l'islamisme mais l'absence de leadership politique.